En 2018, le Conseil de l’Europe publiait une étude intitulée Discrimination, intelligence artificielle et décisions algorithmiques. Cette étude soulignait que « des organisations publiques et privées peuvent fonder sur l’IA des décisions lourdes de conséquences pour des personnes. Dans le secteur public, l’IA peut par exemple être utilisée dans la prévention policière (police prédictive) ou dans les décisions de versement de pensions, d’aides au logement ou d’allocations de chômage. Dans le privé, elle peut servir par exemple à sélectionner des candidats à un emploi. Les banques peuvent l’utiliser pour accorder ou non un crédit à un consommateur et fixer le taux d’intérêt correspondant. De plus, un grand nombre de décisions de moindre poids peuvent à elles toutes avoir de larges conséquences ».
Par Ivan Paneff, Expert en législation judiciaire et en réforme de la justice
Septembre 2019
En avril 2019, c’est la Commission européenne qui a lancé une phase pilote afin que les lignes directrices en matière d’éthique pour le développement et l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) puissent être mises en œuvre dans la pratique. La Commission invite l’industrie, les instituts de recherche et les autorités publiques à tester la liste d’évaluation détaillée élaborée par le groupe d’experts de haut niveau établi en 2018, liste qui complète les lignes directrices.
Il n’est donc que temps pour les avocats de réfléchir à l’implication de l’intelligence artificielle dans le processus judiciaire. Nous sommes ici au carrefour de questions techniques, économiques et juridiques qui vont transformer les processus de justice.
L’appréhension des données par l’IA pour aboutir à numériser l’institution
Les algorithmes utilisés dans les systèmes d’apprentissage automatique et l’intelligence artificielle ne peuvent être aussi performants que les données utilisées pour leur développement. Des données de haute qualité sont essentielles pour élaborer des algorithmes de haute qualité. Pourtant, l’appel à des données de haute qualité dans les discussions sur l’intelligence artificielle reste souvent sans autre spécification et orientation sur les significations nécessaires en pratique.
Les instruments numériques ne se révèlent pas directement aux yeux du lecteur. Ils permettent de véritables analyses de la production des juges, avec les risques de contrôle que cela comporte. Cette nouvelle connaissance du droit informera le juge sur la réalité de ses décisions de manière statistique, réalité qui ne correspond souvent pas à ce qu’il imagine.
Aujourd’hui, il devient possible de proposer à un ministère de la Justice, un conseil supérieur de la magistrature et un conseil national du barreau, une analyse du fonctionnement des tribunaux. Ceci permet de numériser une institution en tant que document. Le résultat de cette analyse est un sujet en version numérique et une nouvelle forme de représentation de l’institution. La legaltech fonctionne donc comme une hyper-perception de la réalité quantifiable.
Cette analyse deviendra rapidement la norme d’évaluation de la justice. C’était déjà le cas avec les statistiques de bonne gouvernance. Ce sont de nouvelles formes de représentation des institutions. Une « resymbolisation », effectuée soit par l’économie, soit par la quantification, se substitue ou se superpose à la perception spontanée de la justice qui prévalait avant l’avènement de la technologie numérique. Aucune n’est meilleure que l’autre, parce que tout processus de représentation est en même temps une recréation de la réalité. Cette représentation vient s’ajouter à celle que le citoyen peut avoir de la Justice, ou le professionnel – de sa propre activité.
La voie est ouverte vers une justice prédictive.
Cette approche conduit à la mise en œuvre d’une justice prédictive. La justice prédictive est la capacité des machines à mobiliser rapidement et en langage clair le droit applicable pour traiter une affaire, la contextualiser en fonction de ses caractéristiques spécifiques (lieu d’implantation, personnalité des juges, cabinets d’avocats, etc.). Le terme est devenu générique, en faisant référence à toutes les innovations numériques dans le domaine du droit. Il cristallise actuellement les espoirs et les peurs. Pris à la lettre par des personnes non informées, il pourrait signifier le remplacement pur et simple d’une juridiction composée d’hommes et de femmes par un algorithme.
La justice prédictive ne peut pas supplanter l’exercice du droit, mais peut le rendre plus prévisible. Cela permettra aux juges et aux avocats d’être meilleurs. Elle ne devrait pas affaiblir la confiance en la justice, mais l’augmenter. Elle prétend rendre la justice plus scientifique, en favorisant l’accès à l’information, en libérant l’avocat des tâches répétitives et en réduisant l’arbitraire personnel du juge.
Il est donc nécessaire de l’approcher et de la critiquer, en ne tentant pas de remettre en cause son existence. La question qui se pose aujourd’hui dans les associations de juristes de l’Union européenne et dans les services du Conseil de l’Europe n’est pas d’être pour ou contre la justice prédictive. Elle est, d’une part, soutenue par le marché et, d’autre part, attendue par les praticiens car elle résulte d’une convergence entre science, technologie et justice.
Son utilisation peut ainsi conduire à la démonstration, dans certains cas, que le jugement est un signe d’échec d’une résolution moderne et raisonnable des litiges, car une négociation ou une médiation n’a pas abouti, alors que les facteurs en cause le permettaient. Elle permet de s’interroger sur les formes actuelles du droit, les profils des juristes et les modes de justice, mais pas sur les principes sur lesquels elles sont fondées. C’est pourquoi il est préférable de ne pas nier sa pertinence dans son ensemble, mais d’identifier les nombreuses difficultés qu’elle soulève, qui peuvent être de nature politique ou juridique, afin de les résoudre.
L’accès à une justice prédictive commence avec les données collectées
La fonction justice prédictive qui lui est assignée est de prédire la solution qui sera adoptée par les juges, et notamment les montants alloués. L’utilisation du mot prédiction implique indéniablement un caractère non juridique, et cette nouvelle forme de justice est parfois perçue comme un oracle.
Mais il s’agit d’une nouvelle façon d’écrire le jugement. La première étape consiste à numériser les jugements, afin qu’ils puissent être assimilés par une base de données interrogeable. L’écriture numérique permet ainsi de chiffrer la réalité, c’est-à-dire de la coder sous forme de données à collecter.
Les données collectées sont de trois types:
• les informations juridiques contenues dans la décision, qui seront enrichies par un état de la jurisprudence extrêmement précis, à la fois quantitatif et qualitatif
• les faits, c’est-à-dire les éléments factuels et concrets identifiables par les statistiques, tels que le type d’entreprise, le profil des parties, etc.
• les éléments contextuels pouvant être liés à l’état de santé physique ou moral de l’employé, en cas de conflit du travail, au comportement et au passé des parties, aux décisions déjà prises par les juges, etc.
Le traitement statistique nécessite alors la désarticulation des éléments de jugement qui étaient liés entre eux dans la décision. Il est important de prendre en compte le fait que les mégadonnées fonctionnent de manière non narrative. En désorientant les éléments du jugement dans un nouveau régime d’écriture, le traitement s’éloigne délibérément d’un raisonnement juridique pour lier les éléments différemment.
Les décisions ne sont plus considérées selon une logique argumentative, de type syllogistique par exemple, partant de prémisses pour parvenir à une conclusion. Une telle sortie du récit et de son sens narratif est la condition préalable à l’établissement de corrélations entre des faits précédemment considérés comme n’ayant aucun rapport entre eux.
Ce résultat permet alors d’envisager d’autres corrélations statistiques et inférences logiques entre éléments dont le lecteur n’a pas conscience, mais que la dimension graphique cherche à combiner. C’est essentiellement tout ce qui entre dans la catégorie des traces numériques du comportement des personnes. Ces corrélations dessinent un paysage inédit, celui de la probabilité d’un type de décision, quelle qu’en soit la raison.
Dans le cas des données, toutefois, l’aspect massif du Big Data conduit à l’interprétation du droit et de la jurisprudence comme données particulières parmi d’autres, sans statut de norme, au même titre que les caractéristiques du fichier.
Tous les faits – juridiques ou autres – sont mis au même niveau à partir du moment où ils peuvent entrer dans la détermination de la décision.
La détermination de l’affaire n’est plus considérée uniquement en fonction du droit, mais aussi à partir des données factuelles, ce qui incite l’acteur à passer de la causalité juridique à la corrélation pratique. Toute loi devient un fait et, à ‘inverse, tout ensemble de faits, légitimes ou non, regroupés par corrélation statistique, devient normatif. Le système va donc s’améliorer selon un processus propre à l’IA.
La justice prédictive progresse par rectification constante des résultats obtenus
Le dernier facteur de dynamisation de ces connaissances prédictives est la réintégration permanente des observations des parties dans le modèle prédictif en fin d’affaire, afin de le rendre plus efficace. Ces programmes vont donc dans le sens d’une amélioration constante et supposée exponentielle de leurs performances. Toute activité a maintenant un double effet:
– celui poursuivi par l’acteur, chaque fois différent, et consistant à enrichir les connaissances, et donc la prévisibilité, en exploitant les commentaires laissés par les parties;
– celui permettant une prévision plus fiable au jour le jour du comportement de l’institution et une anticipation plus affinée des jugements.
Traitement de l’information dynamique
Le travail prédictif concerne tous les domaines de la justice, et non uniquement les décisions. Ces données sont dites dynamiques, en ce sens qu’elles permettent d’être lues et agrégées selon différents profils, qui mélangent le droit et les stratégies pratiques des acteurs de la procédure.
Calculer les probabilités de succès d’un litige, le montant moyen de l’indemnisation, guider l’avocat dans le choix de la meilleure stratégie ou dans une négociation, en lisant le langage juridique à une vitesse de 2 millions de documents par seconde.
Un moyen pour une nouvelle approche de la connaissance juridique
La legaltech est maintenant capable de produire des connaissances sur certains types de cas qu’aucun homme jusqu’à présent – ni les juges, ni les avocats, ni le droit, ni les statistiques – ne pouvait obtenir. Au cours de sa carrière, un juge spécialisé devra connaître au plus de plusieurs centaines de brevets, mais il ne pourra jamais stocker avec une mémoire à toute épreuve les détails de milliers de cas. Big data le peut.
Ainsi, la fonction prédictive fait émerger un nouveau type de savoir, constitué par l’analyse de ce que les juges vont réellement décider, ce qui revient à dire le droit lui-même.
Trois ensembles systématiques doivent être distingués:
• la loi et le système juridique;
• la jurisprudence, qui est un système mis en place par des professionnels;
• l’analyse numérique des décisions de justice.
Les professionnels doivent connaître le droit positif, mais ils doivent également avoir une expérience de la vie juridique. Ils ont encore besoin de savoir comment utiliser l’outil informatique. Et ils ont besoin de connaître cette nouvelle forme de normativité, c’est-à-dire de maîtriser les résultats que le logiciel prédictif leur montrera.
Ce nouveau niveau de connaissance à prendre en compte dans le jugement a pour effet d’intensifier sa force. Cette intensification vient tout d’abord de la nécessité de prendre en compte davantage de paramètres. C’est entrer dans l’ère du droit contrefactuel. Le contrefactuel est la tendance à proposer des solutions alternatives aux événements déjà survenus, qui auraient pu être.
Ce qui fait pression sur un jugement, c’est bien sûr la gravité de la question, et surtout ses conséquences humaines encore plus que financières, mais aussi l’opinion publique. L’évolution ne consiste pas à remplacer le processus de justice par l’utilisation de l’intelligence artificielle. Pour le justiciable, il s’agit de coordonner toutes les plates-formes, existantes ou en développement, afin d’offrir le service le plus complet et le plus accessible au citoyen.
Le pouvoir politique pourra, lui, rechercher tout d’abord les économies d’échelle liées à une meilleure gestion du secteur, à une accélération des procédures et à une réduction de la congestion des tribunaux en raison du développement de la justice prédictive.
Le juge et l’avocat le penseront comme un outil, car l’IA est certainement un atout pour la justice. Les barreaux de l’UE procèdent actuellement des développements spécifiques dans ce domaine. Il est ainsi possible de mettre en place une base de données ouverte non anonyme entre avocats et magistrats, qui rassemblerait toutes les décisions de justice disponibles et serait exploitée via un logiciel approprié.
Le citoyen sera accompagné dans ce processus de détournement numérique. Le praticien, l’avocat, le notaire et l’association peuvent démontrer objectivement au plaideur quelles sont ses chances réelles de plaider devant un tribunal, pour favoriser la recherche d’une solution amiable et le diriger vers la voie de la médiation. Il est donc nécessaire de supprimer l’idée d’un avenir impersonnel, normalisé, automatisé et déshumanisé pour le plaideur.
Les États membres du Conseil de l’Europe s’intéressent de plus en plus aux possibilités offertes par la justice prédictive. La Commission Européenne Pour l’Efficacité de la Justice, un organe du Conseil de l’Europe, analyse les avantages et les inconvénients de ces outils à la lumière de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. L’ouvrage commence.